Article complet

Nathalie Raulin, Apolline Le Romanser

Alors qu’une réglementation encadre leurs tarifs, les sociétés d’intérim ont baissé la rémunération des soignantes. En réaction, ces dernières boudent depuis début octobre plusieurs hôpitaux de la capitale. La crise oblige les chirurgiens à reporter certaines opérations.

Un vent de panique souffle dans les blocs opératoires de l’hôpital européen Georges-Pompidou à Paris ce mercredi 1er octobre. Avant même de commencer, la journée d’ordinaire minutieusement scandée des chirurgiens et des infirmières qui les assistent dérape. Les équipes se comptent, sans y croire. «Toutes nos intérimairesont annulé leur mission à la dernière minute, se souvient un soignant de l’AP-HP, qui regroupe 38 hôpitaux parisiens et franciliens. On n’avait été prévenus de rien en amont. La veille, tous les feux étaient au vert. On a monté une cellule d’urgence pour savoir qui était là ou pas, on a recensé les effectifs salle après salle.»

Le verdict tombe, catastrophique pour le personnel hospitalier, anxiogène pour les malades et leur famille. Il manque au moins trois quarts de paramédicales. Impossible, dans ces conditions, d’opérer en toute sécurité. Décision est prise de prioriser les interventions, de repousser celles qui peuvent l’être et de fermer des salles.

L’hôpital Georges-Pompidou n’est pas le seul sous tension. Les blocs opératoires des plus prestigieux établissements de l’AP-HP, la Pitié-Salpêtrière, Necker, Cochin ou Tenon, sont sur la brèche. Eux aussi désertés par les intérimaires, contraints au débotté de réduire la voilure, et de déprogrammer des interventions. Très vite, un constat s’impose. Le mouvement de retrait est massif : rien que le 1er octobre, 500 missions ont été annulées, et d’abord dans les CHU de Paris intra-muros, confirme la direction de l’AP-HP à Libération. Le début d’une longue tourmente dont Libérationn’est pas en mesure de chiffrer l’ampleur…

Indignation sur les groupes WhatsApp

«On a dit stop» : infirmière de bloc intérimaire à l’hôpital pédiatrique Necker, Eléonore (1) se fait l’écho de l’indignation de ses collègues, qui échangent par centaines, sur les réseaux sociaux et les groupes WhatsApp. «On nous a annoncé seulement mi-septembre que nos salaires allaient baisser, et pour certaines d’un tiers ! Ça a été un vrai choc.» Pour cause, l’Etat a changé les règles. Désormais, la facture adressée par les sociétés d’intérim aux établissements publics est strictement encadrée. La mesure, actée par décret le 2 juillet, a été précisée par arrêté le 5 septembre. Depuis le 1er octobre, une heure de travail d’une infirmière en soins courants (les IDE) ne peut être facturée plus de 54 euros hors taxes, plafond qui correspond au montant total demandé à l’hôpital, incluant la rémunération de la soignante, ses frais et la rétribution de sa boîte d’intérim.

Pour les infirmières de bloc opératoire, titulaires du diplôme de la spécialité (les Ibode), le montant maximal est fixé à 73 euros hors taxes. Une première réponse à l’explosion des dépenses des hôpitaux publics – multipliées par six en dix ans, relevée par la Cour des comptes en juillet, notamment en Ile-de-France, où l’intérim vient pallier un manque d’effectif paramédical constant.

Concernée au premier chef, l’AP-HP approuve le principe de la régulation : «L’objectif est de mettre un terme à la spirale inflationniste du coût de l’intérim, indique son directeur des ressources humaines, Marc Bertrand-Mapataud, qui soupçonne ses prestataires de gonfler leurs marges. Une mission Ibode était facturée entre 80 et 100 euros de l’heure par certaines sociétés d’intérim, alors que les infirmières ne touchaient que 40 euros net. Les factures semblent décorrélées de leur rémunération.»

Coup de massue

Le groupement hospitalier a sorti sa calculette : grâce aux nouveaux plafonds, il espère économiser 10 millions d’euros par an. Non négligeable en période de disette budgétaire. Il y a mieux : les nouvelles règles vont mettre un coup d’arrêt au creusement continu du différentiel de rémunération avec ses paramédicales titulaires, qui alimente la fuite vers le privé et l’intérim…

Personne toutefois pour relever une grosse difficulté. Si les nouveaux plafonds réglementaires tiennent compte de la compétence des infirmières de bloc, il n’en va pas de même pour leurs collègues autorisées à travailler dans les blocs à la suite d’une courte formation et formées sur le tas (les IBO). Aux yeux de l’administration, ces dernières relèvent du statut des infirmières de soins courants.

Mi-septembre, le principal prestataire de l’AP-HP pour les infirmières de bloc à Paris intra-muros, Samsic Medical, en tire les conséquences salariales : à compter du 1er octobre, le tarif horaire des Ibode baisse de 39,5 à 36 euros, et celui des IBO, de 36 à 25 euros. Pour ces dernières, c’est un coup de massue. Et une lourde menace pour les hôpitaux. Car les IBO sont désormais la première ressource paramédicale des blocs de chirurgie : vu les besoins, un décret d’octobre 2024, complété par des arrêtés en janvier, leur a reconnu le droit de réaliser, à titre transitoire, des actes jusque-là de la compétence exclusive des Ibode trop peu nombreuses. Dans les établissements de l’AP-HP, les deux catégories font jeu égal chez les intérimaires. Au bloc, il arrive qu’il n’y ait que des IBO non titulaires…

Chez Samsic Medical, on décline toute responsabilité : «Si on continuait de payer les IBO 36 euros de l’heure, avec les charges sociales, la prime de précarité, les indemnités de congés payés, on dépasserait le plafond réglementaire avant même d’appliquer notre marge, justifie son directeur du développement, Thomas Duvernoy. Ce serait vendre à perte, c’est interdit et ce n’est pas viable.»A l’en croire, même s’il ne veut pas insister là-dessus, sa société perd déjà beaucoup dans la manœuvre : sa marge brute, supérieure à 15 % avant le décret, va tomber autour de 6 %.

«Un traumatisme pour tout le monde»

D’après plusieurs témoignages d’infirmières interrogées par Libé, l’entreprise donne le sentiment d’accompagner la révolte qui gronde. «Le 22 septembre, ils m’ont appelée pour m’informer des nouvelles conditions de rémunération, mais aussi me dire qu’ils comprendraient si je refusais les missions après le 1er octobre, raconte Magalie (1), infirmière intérimaire dans un bloc de neurochirurgie de la Pitié-Salpêtrière. D’habitude ils sont furieux quand on refuse ou qu’on annule. Là, on me répétait avec insistance que j’avais le choix. C’était une façon claire de m’inviter à ne pas bosser.» Ses collègues ne se font pas prier. Le résultat est à la mesure de la fureur des insurgées : les programmes opératoires des hôpitaux parisiens sont totalement chamboulés.

Face au boycott qui dure, les chirurgiens sortent de leurs gonds auprès de Libération. «J’ai dû reprogrammer dix interventions depuis début octobre, peste un praticien. Des opérations censées déboucher les artères de la jambe, de la carotide pour traiter des anévrismes cardiovasculaires… On a été dans l’impossibilité d’opérer deux mercredis de suite ! Les urgences aortiques fonctionnent au ralenti ce qui veut dire qu’on refuse de prendre des patients polytraumatisés très urgents, qui vont dans d’autres centres…» A Necker aussi, la lassitude est palpable. «J’ai dû reporter quatre interventions de reconstruction maxillo faciale sur des enfants, se désole un autre. Ce genre d’opérations, les familles s’y préparent des mois à l’avance. C’est un traumatisme pour tout le monde.*»

Conséquence : des patients et leur famille inquiets, des soignantes de l’AP-HP sursollicitées qui s’épuisent, et une qualité de prise en charge dégradée. A la Pitié, une infirmière de bloc titulaire, pourtant favorable aux plafonds – «une petite justice pour nous qui sommes payées 18 euros de l’heure !» – partage son ras-le-bol : «Mi-octobre, j’ai été appelée à la dernière minute par le bloc des urgences parce qu’ils n’avaient personne pour faire la nuit ! J’ai dû enchaîner, seule, sept interventions de 21 heures à 7 heures du matin. C’était de la petite chirurgie mais, moi, je ne me serais pas fait opérer ce jour-là !»

Les chirurgiens opèrent sans deuxième infirmière de bloc

Pris en otage, les services multiplient les concessions pour maintenir le maximum d’opérations. Il devient fréquent que les chirurgiens opèrent sans l’aide de la deuxième infirmière de bloc, dit «instrumentiste», normalement requise pour les assister lors d’interventions complexes. «On a la sensation d’être bancals, de ne pas être prêts pour parer aux urgences et aux imprévus d’une opération,regrette Laure (1), titulaire. Mais quoi faire ? On annule les patients au risque de ne pas pouvoir les reprogrammer, et que leur état de santé se détériore ?»

En cette mi-novembre, le pic de la crise semble passé. «On rencontre encore des difficultés ponctuelles mais pas systémiques, veut rassurer le Pr Bahram Bodaghi, président des commissions médicales d’établissement (organes de représentation des médecins auprès de la direction) à l’AP-HP Sorbonne Université-la Pitié, Tenon, Saint-Antoine, Trousseau. On est dans une période transitoire.»

«Des organisations de travail plus innovantes»

La plupart des Ibode intérimaires, financièrement moins affectées que leurs collègues, ont retrouvé le chemin des plateaux chirurgicaux. En parallèle, l’AP-HP courtise désormais assidûment les IBO. Des «contrats de vacation» à la journée ou à la semaine rémunérés à leur ancien tarif d’intérim leur sont proposés depuis mi-octobre. Sans trop de succès, ces CDD étant jugés trop précaires et dénués des avantages inhérents à la convention collective de l’intérim. Soucieux de sortir au plus vite de la nasse, le groupement francilien a adapté son offre : depuis début novembre, il propose «des embauches en tant que titulaires mais avec des organisations de travail plus innovantes notamment le choix de son planning», plus proches des attentes des intérimaires. «On espère que cela rencontrera son public»,indique son DRH.

Reste que le fonctionnement en mode dégradé perdure. Pour preuve, un mail, envoyé aux étudiants Ibode de la capitale fin octobre, consulté par Libération : la direction des soins du centre de formation de l’AP-HP en appelle à leur «engagement»,mentionnant des «difficultés dans les blocs opératoires de certains hôpitaux», en raison de l’annulation «de nombreuses missions d’intérim».Elle leur propose des «missions de renfort». Moyennant une rémunération «probablement sous forme d’heures supplémentaires».

Des renforts salvateurs, «la période transitoire» menaçant de traîner en longueur. Car nombre d’intérimaires ne se résignent pas. Certaines lorgnent le privé, non concerné par les plafonds, même si les places sont limitées. D’autres, à l’instar d’Eléonore, songent à aller travailler en province, de crainte de «ne pas s’en sortir financièrement» en restant à Paris. D’autres encore préparent leur exil. Intérimaire en neurochirurgie, Magalie remplit déjà les autorisations de travail pour le Luxembourg et la Suisse.

Surtout, les infirmières non titulaires attendent de connaître l’issue de la contre-offensive lancée conjointement avec les boîtes d’intérim. Plusieurs recours ont été déposés au Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative. Objectif : obtenir la suspension de l’arrêté du 5 septembre, et rediscuter le texte sur le fond avec le ministère de la Santé et sa Direction générale de l’offre de soins. Samsic dit en avoir déposé un. Mais le premier retenu est celui de la CFTC Adecco, alliée à la société d’intérim Prism’Emploi : il sera examiné le 27 novembre. Une première date cerclée de rouge dans le calendrier des hôpitaux publics français.

(1) Les prénoms ont été changés.

  • keepthepace@tarte.nuage-libre.fr
    link
    fedilink
    Français
    arrow-up
    7
    ·
    1 day ago

    “On va privatiser car le marché est plus efficace via les mécanismes d’offre et de demande!”

    “Bon bah aux prix annoncés on n’offre plus nos services”

    “Ah mais non pas comme ça”